La sociolinguistique, qui sollicite les acquis de la linguistique et les techniques d’enquête de la sociologie, est un outil indispensable pour étudier les rapports étroits et complexes entre les langues et les sociétés, pour répondre à la question : qui parle quoi, à qui, quand, où et pourquoi ?
Comme l’avenir des langues minoritaires / indiennes, en particulier le bhojpuri, semble incertain, il est donc opportun de faire une étude sociolinguistique pour en dresser un véritable état des lieux.
C’est ce que fait Anjani Murdan dans ce petit livre qui est une version abrégée de sa thèse de doctorat que j’ai eu le plaisir de diriger et qui s’intitule « Dynamique du champ linguistique mauricien : Survie des langues minoritaires / indiennes : Etude du bhojpuri mauricien ».
Dans la première partie, l’auteur rappelle les grandes dates de l’histoire de Maurice en s’attardant sur le peuplement de l’île, car les langues sont introduites dans un pays par les locuteurs qui les parlent. Elle examine l’introduction du français par les colons français en 1721, la création du créole par les esclaves importés de La Réunion, de Madagascar et de l’Afrique, l’introduction de l’anglais après la conquête de l’île en 1810 et celle des langues indiennes, dont le bhojpuri, le hindi, l’urdu, le marathi, le telugu et le tamoul.
Comme l’exige son objet d’étude, l’auteur accorde une attention particulière au bhojpuri. D’abord à sa situation en Inde, dans les régions du Bihar et de l’Uttar Pradesh, d’où sont venus les immigrants qui parlaient cette langue. Puis à son implantation et à son développement à Maurice.
Les langues étant toujours en contact, l’auteur examine ensuite l’évolution des rapports entre celles qui sont présentes à Maurice, une douzaine si on y ajoute les langues chinoises ( le hakka, le cantonais et le mandarin).. La seconde partie de son livre est ainsi consacrée à la situation linguistique. Elle fait référence aux données à caractère linguistique des recensements de la population et de quelques études universitaires, et aux résultats des enquêtes menées jusqu’ici, dont l’Etude pluridisciplinaire sur l’exclusion à Maurice (1997).
Après avoir souligné ses liens personnels avec le bhojpuri qu’elle parle depuis l’enfance, l’auteur décrit et présente l’enquête quantitative par questionnaire et l’enquête qualitative par observation qu’elle a menées dans plusieurs régions de l’île : les cinq villes, les villages et les « grands villages » comme Triolet, Goodlands et Mahébourg. Si l’enquête quantitative indique les caractéristiques sociodémographiques et les pratiques langagières des répondants, les entretiens individuels et de groupe permettent de mieux connaître les motivations et les représentations linguistiques des locuteurs.
Les résultats de ces enquêtes confirment les appréhensions hypothétiques de l’auteur sur la situation alarmante des langues minoritaires/ indiennes, surtout du bhojpuri. Parmi les multiples raisons de cette situation : la progression de l’urbanisation, la mobilité sociale, la non-transmission intergénérationnelle, les représentations sociales négatives, le purisme linguistique, le manque de visibilité dans les médias, la substitution linguistique, le manque de valorisation du bhojpuri même en Inde…
Par ailleurs, l’auteur ne manque pas de rappeler l’absence d’une politique linguistique explicite, formelle depuis l’Indépendance de Maurice en 1968, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas de politique linguistique. Comme je l’ai écrit ailleurs, on peut parler d’une politique linguistique par défaut, c’est-à-dire on peut dégager les axes d’une politique linguistique à partir de décisions prises et mises en oeuvre dans le domaine des langues.
En ce qui concerne la politique linguistique elle-même et la planification linguistique, il importe de distinguer – ce que fait l’auteur — entre le » Status Planning » (les rapports entre une langue et les autres) et le « Corpus Planning » (l’action sur la langue elle-même). C’est ainsi que l’introduction d’une langue à l’école, au conseil municipal ou dans le journal télévisé relève de la première alors que l’adoption d’une graphie uniformisée et la compilation d’un dictionnaire relèvent de la seconde.
Dans une autre partie du livre, l’auteur rappelle les actions en faveur du bhojpuri comme son inclusion dans le recensement de la population, son introduction à l’école primaire, la création du Bhojpuri Institute, le lancement de la Bhojpuri Channel et d’un journal télévisé en bhojpuri à la télévision mauricienne. Mais ce rappel n’exclut pas un regard critique. C’est ainsi que l’auteur révèle le résultat d’une petite enquête qui indique que le taux de visionnage de la Bhojpuri Channel n’est pas très élevé alors que le journal télévisé est confronté, comme pour d’autres langues, au problème de la variété linguistique à utiliser.
Dans la dernière partie du livre, l’auteur fait un ensemble de propositions pour que survive le bhojpuri. Selon l’auteur, les axes de cette revitalisation du bhojpuri sont, entre autres, une campagne d’information et de sensibilisation, la normalisation de la langue par l’adoption d’une graphie uniformisée, la consolidation de l’enseignement, l’intensification de l’action au niveau de l’audiovisuel, le soutien à la création littéraire et artistique, la promotion du plurilinguisme. Ces propositions peuvent évidemment être étendues aux autres langues minoritaires / indiennes à Maurice et, dans une certaine mesure, aux langues menacées de disparition dans le monde. Toutes ces mesures exigent évidemment un engagement ferme de l’Etat et des institutions culturelles.
Le livre acquiert ainsi une portée internationale, car, comme on le sait, de nombreuses langues disparaissent chaque année sur les 7 000 qui sont parlées en ce moment dans le monde. Et une langue qui disparaît est une perte irrémédiable pour le patrimoine culturel de l’humanité. Comme les forêts qui se réduisent au fil du temps, d’où l’urgence de la conscientisation et de l’action écologiques. Ce n’est pas pour rien que l’on parle de plus en plus de l’écolinguistique et que le Professeur Louis-Jean Calvet lui ait consacré un livre, Pour une écologie des langues du monde.
Dr Issa Asgarally, CSK